Lobbying sur la loi ESR : mais qu’allait faire l’Inria dans cette galère ?

C’est avec une suprise certaine, mêlée de consternation, que j’ai découvert la signature du PDG de l’Inria, ès qualité, au bas d’une lettre [1] s’opposant au recours prioritaire au logiciel libre dans le futur service public de l’Éducation nationale.

Les signataires de la lettre

La présence de l’AFDEL y est normale. Cette « association professionnelle », dont l’un des sept membres fondateurs est Microsoft France [2], s’est toujours plutôt apparentée à un lobby, en prenant systématiquement position en faveur des intérêts de cet éditeur dans les débats publics [3] ; celui-ci n’y fait donc pas exception. L’éducation est un marché énorme pour Microsoft, car c’est l’occasion pour cet éditeur de sensibiliser un vaste public à ses produits et de se constituer ainsi à peu de frais une « clientèle captive » de plusieurs millions d’usagers, renouvelée chaque année. Son intérêt privé est donc bien compris.

Amusante coïncidence, quand le Ministère de la défense renouvelle son contrat « open bar » avec Microsoft Irlande [4], c’est-à-dire participe ouvertement à l’évasion fiscale, bizarrement, l’AFDEL, qui est censée représenter les petits éditeurs français, est bien silencieuse. La présence en son sein de Microsoft France, qui paye lui aussi si peu d’impôts dans notre beau pays [5], y serait-elle encore pour quelque chose ?

La signature du Syntec Numérique n’est pas surprenante non plus, car on y retrouve en fait les mêmes acteurs. Selon un effet classique en théorie des organisations, déjà analysée dans le cas du MEDEF par exemple [6], la gouvernance du Syntec est définie par ses membres les plus influents, et donc s’oppose parfois à l’intérêt de la majorité de ses membres, qui servent de caution à des actes qui leur sont contraires. La présence au Syntec Numérique d’un « comité open-source » est un bon révélateur d’un tel phénomène : il n’a même pas été consulté sur ces questions, qui entrent pourtant directement dans son champ de compétences [8].

La signature du PDG de l’Inria est, en revanche, bien plus surprenante. Tout d’abord, parce que si cet institut a vocation à faire entendre sa voix sur les questions relatives à l’innovation, les politiques d’achat de l’éducation nationale le concernent somme toute fort peu.

Ensuite, pour travailler au sein d’un institut Inria, je peux affirmer qu’aucun débat n’a été conduit en interne, parmi les chercheurs de l’Institut, sur l’opportunité de cette action. En revanche, il circule depuis hier, sur les listes de diffusion internes, un message des syndicats qui déplorent le fait qu’ils n’aient aucunement été consultés sur la question. Tout laisse donc à penser qu’il s’agit d’une décision individuelle du PDG, qui serait somme toute possible à titre personnel. Le problème est qu’en associant explicitement le nom de l’institut, y sont associés implicitement les personnels et la vision qu’ils peuvent avoir sur le sujet, qui est loin d’être aussi tranchée et pencherait plutôt, au vu des discussions de cafétéria, dans la direction opposée (mais ce n’est ici que mon ressenti non objectif).

Le libre et la commande publique

L’argument principal des rédacteurs de cette lettre est que l’État « ne devrait pas discriminer entre les modèles économiques ».

Le réponse est bien évidemment que si. Chaque fois que l’État favorise une classe d’acteurs (les petites voitures qui polluent moins) au détriment d’une autre (les grosses voitures qui polluent plus), il discrimine. Cependant, il le fait dans l’intérêt général, et c’est là son rôle.

Il en est de même dans le cas du logiciel. Le logiciel est un bien économiquement différent des biens matériels : il est dupliquable à l’infini, à coût nul. Pour l’État, investir en finançant un éditeur de logiciel libre, c’est offrir ces logiciels à tous les citoyens. La spécificité est réelle et l’intérêt est manifeste.

Remarquons également que la loi ne définit qu’une priorité, et pas une exclusivité. Les éditeurs de logiciels privatifs innovants sur leur secteur ne devraient donc pas en pâtir. En revanche, pour ce qui est des logiciels de systèmes d’exploitation et de bureautique de Microsoft, la menace est sérieuse.

En ce qui concerne la commande publique, l’État a pour objectif de choisir le modèle économique qui conviendra le mieux à ses missions, et préservera au mieux ses deniers, qui sont en fait les nôtres.

Quand la gendarmerie se pose la question du transport de ses agents, elle décide d’acheter une flotte de véhicules, dont elle devra par la suite également assurer l’entretien (qui sera de son fait ou bien sous-traité au privé). Pourquoi ? Parce que c’est moins cher que de louer des taxis. Un appel d’offre pour des véhicules à l’achat est donc une terrible discrimination en termes de modèles économiques, car l’État ne considère qu’un seul modèle économique. Les taxis sont-ils injustement discriminés ?

C’est pour ces mêmes raisons que l’Inria possède sa propre flotte de véhicules, qu’elle demande d’ailleurs à ses agents d’utiliser en priorité dans leurs déplacements (mais ce n’est pas une obligation). L’Inria, bon gestionnaire de ses deniers, préfère que nous utilisions ce qui n’a été payé qu’une fois, au lieu de payer des licences de taxis à chaque fois. C’est une décision politique qui est prise par la direction de l’institut, somme toute identique à celle que l’État, en tant qu’acheteur, souhaite prendre lorsqu’il donne la priorité à des logiciels qu’il achète pour les utiliser à sa guise. Ce modèle, c’est les logiciels libres.

De la légalité des restrictions en termes de commande publique

Toutes les proses AFDEL-Syntec Numérique contiennent un paragraphe prétendant que cette préférence donnée serait qui plus est « illégale ». Force est de constater qu’aucune justification n’a jamais été apportée à ces assertions, ce qui est somme toute normal puisqu’elles sont fausses.

Cela pose néamnoins question qu’elles soient reprises telles quelles sous le couvert d’un institut scientifique, dont la démarche est pourtant censée être basée sur la vérification des sources.

Le Code des marchés publics (CMP) est parfaitement clair sur le point qu’un appel d’offre ne doit pas discriminer entre produits. Cela a d’ailleurs été un des arguments de Microsoft de parler du libre comme d’une « technologie », à placer sur le même plan que la leur, afin de pousser ensuite des cris d’orfraie contre la discrimination faite à leur technologie à eux. Argument fallacieux, comme on le verra.

En revanche, le CMP laisse bien évidemment toute latitude à la puissance publique pour choisir le mode d’usage des biens et services qu’elle commande. L’exemple des véhicules de gendarmerie en est la preuve.

Les logiciels libres ne sont pas une « technologie » : c’est un mode d’organisation de la production de valeur, qui se décline en de multiples modèles économiques : éditeur, prestataire de service, etc. Donc oui, Microsoft a encore tout faux en disant que le libre est un modèle économque, qui discriminerait le leur.

Tout le monde est capable de fournir et de maintenir du logiciel libre. Celui-ci est à l’antithèse de la discrimination. C’est ainsi que nombre d’appels d’offre portant sur des logiciels libres sont remportés par des sociétés de service généralistes, membres du Syntec Numérique, qui étaient en compétition avec des SSLL (« sociétés de service en logiciels libres ») qui revendiquent pourtant explicitement leur appartenance au mouvement du logiciel libre.

Concernant la jurisprudence existante, citons pour conclure :

  • l’arrêt de la Cour constitutionnelle italienne n° 122/2010 en date du 22 mars 2010 : la haute juridiction a estimé avec justesse que la préférence accordée au logiciel libre est conforme au principe de la liberté de la concurrence ;
  • l’arrêt n° 350431 des 7è et 2è sous-sections réunies du Conseil d’État, du 30 septembre 2011, qui a validé l’appel d’offres de la Région Picardie concernant des prestations de service relatives à un logiciel libre qu’elle avait reçu par ailleurs ;
  • l’arrêt Wallace v/ IBM, jugé aux États-Unis par la Court of Appeals for the Seventh Circuit le 9 novembre 2006. Le juge y précise que : « La GPL encourage, plutôt que décourage, la libre concurrence et la distribution de systèmes d’exploitation, desquels bénéficient directement les consommateurs. Ces bienfaits comprennent : des prix plus bas, un meilleur accès et plus d’innovation ».

J’attends avec intérêt, de la part des trois signataires de la lettre, leur jurisprudence contraire. <pub>Cela m’intéresse d’autant plus qu’avec mon co-auteur Sébastien Canevet, nous venons de boucler la section correspondante de notre magnifique ouvrage sur le droit des logiciels, à paraître bientôt chez un bon éditeur, et que nous pensons avoir bien borné le sujet.</pub>

Bref : mais qu’allait donc faire l’Inria dans cette galère, à s’afficher en présence d’intérêts si particuliers ?

Références

[1] http://blog.itnservice.net/public/2012_07_03_Lettre_Afdel_Inria_SyntecNumerique.pdf

[2] http://www.afdel.fr/fr/qui-sommes-nous

[3] « Relations concurrentielles et processus de normalisation : le jeu de Microsoft dans le secteur des formats de documents électroniques », Hervé Chappert, Anne Mione et Saïd Yami, ERFI / ISEM, Université Montpellier 1 et EUROMED Management.

http://www.strategie-aims.com/events/conferences/2-xixeme-conference-de-l-aims/communications/130-relations-concurrentielles-et-processus-de-normalisation-le-jeu-de-microsoft-dans-le-secteur-des-formats-de-documents-electroniques/download

[4] http://www.zdnet.fr/actualites/le-contrat-open-bar-entre-microsoft-et-la-defense-reconduit-39789541.htm

[5] http://www.bfmtv.com/economie/microsoft-paye-peu-dimpots-france-google-336718.html

[6] http://www.la-croix.com/Actualite/France/Le-Medef-est-il-representatif-des-patrons-2013-06-03-968283

[7] http://www.channelbp.com/content/cicf-et-munci-s%E2%80%99allient-pour-d%C3%A9fendre-les-tpe-de-l%E2%80%99it-qu%E2%80%99ils-estiment-mal-repr%C3%A9sent%C3%A9es-par-s

[8] http://www.zdnet.fr/actualites/logiciel-libre-et-ecole-qui-parle-pour-les-entreprises-de-l-open-source-39791369.htm

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