Michel Rocard et les logiciels libres

La première rencontre entre Michel Rocard et les communautés du logiciel libre eut lieu le 5 septembre 2001, lors d’un dîner organisé à Strasbourg par Gilles Savary, l’un de ses collègues députés européens du Parti des socialistes européens (PSE). Ce dîner fut le point de départ de son engagement dans une bataille politique de longue haleine qu’il mena jusqu’à son terme, le 6 juillet 2005, avec le rejet par le Parlement européen, en deuxième lecture, du projet de directive sur la « brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur ».

Michel Rocard n’était pas un familier des ordinateurs. Il continuait à coucher ses idées sur le papier, à l’encre marron de son stylo à plume, chaque ligne se décalant un peu à droite de la précédente, laissant à ses assistants le soin de mettre en forme la version numérique de ses interventions. Cependant, il mesurait parfaitement la portée de la révolution numérique et des bouleversements sociaux et économiques qu’elle induisait, ayant déjà réfléchi à ces sujets au sein du « Groupe des dix » créé par Jacques Robin [1]. Son mode de pensée, analytique, lui permettait d’aborder chaque problème de façon systémique, en considérant ses causes, conséquences et interrelations avec les différentes composantes de la société, sans se perdre dans des méandres techniques. Ainsi, c’est une fois pesés les enjeux économiques et les conséquences industrielles et de souveraineté de ce dossier, qu’il s’y investit pleinement.

Brevets logiciels et logiciels libres

Historiquement, les systèmes de brevets modernes établis à la fin du XIXe siècle étaient destinés à pérenniser des savoirs industriels jusqu’alors gardés secrets, en garantissant à leurs détenteurs un monopole d’exploitation temporaire en contrepartie de la divulgation des procédés revendiqués. Afin d’éviter l’extension abusive de ce système aux méthodes intellectuelles, comme cela s’était déjà vu en France avec la loi sur les brevets de 1791, le périmètre de la brevetabilité avait été défini par le fait que, pour constituer une invention brevetable, une innovation devait apporter une contribution dans un domaine « technique », ce dernier terme impliquant « l’usage contrôlé des forces de la nature ». Autrement dit, seuls les procédés innovants relevant du monde physique pouvaient être revendiqués.

L’émergence de l’industrie informatique, après la Seconde Guerre mondiale, eut plusieurs effets. En premier lieu, elle conduisit le législateur à s’interroger sur la protection juridique à octroyer aux logiciels, biens immatériels d’un genre nouveau. Parce que l’écriture d’un logiciel s’apparente à celle d’une œuvre écrite (puisqu’il s’agit, dans les deux cas, de formaliser dans un certain langage un ensemble d’idées et de processus de pensée), c’est le droit d’auteur qui fut choisi pour cela, le système des brevets ayant déjà, à l’époque, été jugé inadéquat. En deuxième lieu, elle conduisit à ce qu’un certain nombre de mécanismes industriels innovants embarquent désormais des ordinateurs pour leur contrôle (systèmes de freinage ABS, boîtes de vitesses automatiques, etc.), donnant naissance à une catégorie d’inventions « pilotées par ordinateur ». En conséquence, si la Convention du brevet européen (CBE) de 1973, toujours en vigueur, stipule bien que les programmes d’ordinateurs (logiciels) ne sont pas brevetables, l’interdiction de brevetabilité ne s’applique qu’au logiciel « en tant que tel », une invention pilotée par ordinateur devant toujours pouvoir être brevetable dès lors que la « contribution technique » relève bien de l’usage innovant des « forces de la nature ».

Cependant, de grands industriels de l’informatique et les offices de brevets n’étaient pas satisfaits de cet équilibre : les premiers, parce que le droit d’auteur, en protégeant chaque logiciel créé, ne permettait pas, à leur grand dam, d’établir de monopole de droit sur tout un secteur d’activité ; les deuxièmes, parce que l’ensemble des revenus de l’industrie logicielle échappait à leur commerce (la principale source de revenus des offices de brevets étant les frais de dépôt et de renouvellement sur les brevets qu’ils délivrent).

C’est ainsi que, depuis le milieu des années 1980, par des décisions issues de leurs propres « chambres d’appel » pourtant juges et parties, les grands offices de brevets mondiaux (notamment, l’US Patent and Trademark Office, USPTO, et l’Office européen des brevets, OEB) s’étaient engagés, de leur propre chef, dans un processus d’extension de la brevetabilité au domaine de l’immatériel. Ils forgèrent pour cela le terme d’« invention mise en œuvre par ordinateur » (or ce que met en œuvre un ordinateur, c’est bien un logiciel), et prétendirent que, pour qu’une innovation soit brevetable, il suffisait d’une contribution nouvelle (telle qu’un nouveau logiciel) utilisant des « moyens techniques » (tels qu’un ordinateur non innovant). Cette construction intellectuelle déviante était cependant illégale. Pour légaliser a posteriori ces pratiques, alors qu’une révision de la CBE en leur sens avait échoué de justesse en 2000, restait l’option d’une législation européenne ad hoc. La Commission européenne, sensible à la voix des lobbies, se mit donc à la tâche, produisant en 2000 une étude sur « l’impact économique de la brevetabilité des programmes d’ordinateurs », préalable à un projet de directive dont la première version fut publiée en 2002.

Les principales cibles des brevets logiciels sont les PME, TPE et développeurs individuels, qui n’ont pas les moyens de se défendre contre des procès abusifs en contrefaçon. Dans cette catégorie se rangent également les développeurs de logiciels dits « libres », c’est-à-dire diffusés selon des licences (s’appuyant sur le droit d’auteur) qui mettent à disposition des tiers le « code source » de leurs logiciels, exposant ainsi ouvertement leurs méthodes algorithmiques. Parce que les « libristes » ont, depuis les tout débuts de l’Internet, l’habitude d’échanger et de collaborer mondialement, et sont attentifs aux aspects juridiques concernant le logiciel, la menace des brevets logiciels, déjà réelle aux États-Unis, était bien identifiée. Ainsi, dès le moment où les projets de la Commission européenne furent connus, s’organisa en 1999 un collectif européen d’entrepreneurs et d’activistes, appelé « Eurolinux ». Il fut rejoint plus tard par une fondation dédiée à ces enjeux, la FFII, plus accueillante pour les PME dont les modèles économiques n’étaient pas basés sur des licences libres.

Michel Rocard au cœur de la bataille parlementaire

C’est à la suite des premières Rencontres mondiales du logiciel libre, organisées en juillet 2000 à Bordeaux, que j’intégrai le collectif Eurolinux. L’une de nos premières tâches fut d’alerter les parlementaires européens, et c’est à cette occasion que je pris attache avec Gilles Savary, député européen PSE de la région Sud-Ouest. Gilles Savary était alors membre de la commission ITRE (industrie et transports) du Parlement européen (PE). Convaincu par nos arguments, il commença à sensibiliser sa commission et son groupe parlementaire. Cependant, constatant l’importance du lobbying déjà engagé par les promoteurs de la brevetabilité logicielle, il sollicita la personne qui lui semblait la plus à même de pouvoir convaincre ses pairs s’il était lui-même convaincu : Michel Rocard. D’où le dîner en question [2] qui rassembla, outre Michel Rocard, Gilles Savary et Harlem Désir, quelques activistes dont j’étais, incluant Philippe Aigrain [3] qui travaillait alors à la Commission européenne. Après que nous lui eûmes exposé nos arguments pendant une vingtaine de minutes, il nous interrompit pour poser deux questions synthétiques, qui montraient qu’il avait immédiatement saisi les enjeux considérables du dossier. Il était intéressé, mais pas encore convaincu. Pour autant, afin d’avoir la main sur le dossier, il le fit attribuer pour avis à la commission Culture du PE, qu’il présidait alors.

Michel Rocard ne s’engageait pas à la légère, et adorait la stimulation intellectuelle offerte par de nouveaux horizons. En la matière, il ne fut guère déçu, découvrant, au gré des actions militantes auprès du PE, une communauté d’activistes « libristes » agissant de façon peu conventionnelle, inondant quasi-instantanément les boîtes courriel des eurodéputés de contre-argumentaires étayés à chacune des déclarations des pro-brevets, et parfois fort peu diplomates [4]. Il n’empêche : amoureux de la culture et du partage du savoir, il mesurait les potentialités d’un univers numérique dans lequel ce qui était conçu une fois pouvait être rendu librement accessible à tous à faible coût [5], et que ces brevets détruiraient [6]. Il s’agissait également de souveraineté numérique : la légalisation de ces brevets en Europe donnerait un avantage d’antériorité aux brevets des entreprises étasuniennes, leur octroyant un droit de vie et de mort sur l’ensemble de notre industrie logicielle [7].

Il lut avec attention les argumentaires de tous bords, cherchant les idées-forces et les failles de logique de chacun, afin de dégager, si possible, une route de compromis qui satisfasse l’ensemble des parties. Face aux pro-brevets qui argumentaient que, sans ceux-ci, l’Europe serait à la merci des États-Unis, car incapable de protéger ses « inventions », il constata l’évidence : peu importait que les États-Unis disposassent de brevets logiciels et pas l’UE. Les brevets étant des instruments territoriaux, les entreprises européennes ne seraient pas désavantagées par l’absence de tels brevets en Europe, sachant qu’elles pouvaient très bien s’en faire délivrer aux États-Unis si elles le souhaitaient, l’UE restant une « zone sûre » pour ses propres PME. Cet argument finit d’emporter sa conviction ; les manœuvres des pro-brevets la renforcèrent chaque fois plus. Le compromis étant impossible et la décision prise, il fallait tenir.

Le discours qu’il prononça lors de la réunion de la commission parlementaire aux affaires juridiques du PE avec le Commissaire McCreevy, le 2 février 2005, expose les différentes manœuvres qu’utilisèrent les pro-brevets pour tenter d’arriver à leur fin, et renvoie ces derniers à leurs contradictions [8]. Michel Rocard n’aimait ni la vulgarité, ni l’intimidation : face à un commissaire McCreevy qui, lors d’une discussion technique privée, lui demanda en éructant s’il « voulait la guerre », il répondit avec flegme et fermeté que « des guerres, il en avait déjà arrêté deux, mais que ce n’était pas parce qu’il était un homme de paix qu’il céderait à l’intimidation », clouant le bec à son interlocuteur [9].

Au final, le projet de directive fut rejeté en deuxième lecture (une première dans l’histoire de l’UE), le 6 juillet 2005, par le score écrasant de 648 voix contre 14, et 18 abstentions ; les pro-brevets votèrent également contre le texte, craignant des amendements ultérieurs qui auraient pu explicitement forcer l’OEB à réviser ses pratiques, qui perdurent à bas bruit.

Cette bataille parlementaire et les arguments échangés firent progresser sa réflexion sur les modèles économiques à l’ère numérique, en soutien des vues de Rifkin sur l’économie de l’accès [10]. Il en vint à considérer les capacités d’échanges informationnels entre contributeurs et communautés comme un moyen de sortir d’un système capitaliste centré sur la rente et la rareté, et les licences libres comme vecteurs juridiques d’un modèle d’organisation sociale à favoriser [4]. Il y retrouvait la possibilité de mise en œuvre des idéaux socialistes et autogestionnaires qu’il embrassa dès le début de sa carrière, et qu’il a toujours défendus.

Références

  1. Wikipedia, « Jacques Robin (médecin) », https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Robin_(m%C3%A9decin)
  2. Gilles Savary, « Hommage à Michel Rocard », blog Inventer à gauche, 14 septembre 2016, http://www.inventeragauche.com/non-classe/hommage-a-michel-rocard-par-gilles-savary/ (la date du dîner mentionnée dans l’article est incorrecte)
  3. Philippe Aigrain, Sharing, Culture and the Economy in the Internet Age, Presses de l’Université d’Amsterdam, 2011, https://paigrain.debatpublic.net/?page_id=3968
  4. Michel Rocard, Préface du livre Droit des Logiciels – Logiciels privatifs et logiciels libres de François Pellegrini et Sébastien Canévet, Puf, novembre 2013, pp. 7-15, https://www.puf.com/sites/default/files/Droit%20des%20logiciels.pdf
  5. Florent Latrive et Laurent Mauriac, « Michel Rocard : Tout le monde se copie et c’est bien ainsi », Libération, 30 juin 2003, https://www.liberation.fr/futurs/2003/06/30/tout-le-monde-se-copie-et-c-est-bien-ainsi_438265/
  6. Perline et Thierry Noisette, La bataille du logiciel libre, La Découverte, 2004, pp. 90–105
  7. Michel Rocard, Discours introductif au vote du Parlement européen en deuxième lecture, 5 juillet 2005, https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/CRE-6-2005-07-05-ITM-006_FR.html
  8. Michel Rocard, Discours prononcé lors de la réunion de la commission parlementaire aux affaires juridiques du Parlement européen (JURI) avec le Commissaire McCreevy, 2 février 2005, https://archive.framalibre.org/article3575.html (enregistrement audio disponible ici : https://archive.framalibre.org/IMG/rocard1.ogg)
  9. Thierry Noisette, « Michel Rocard, héros victorieux de la lutte contre les brevets logiciels », https://www.zdnet.fr/blogs/l-esprit-libre/michel-rocard-heros-victorieux-de-la-lutte-contre-les-brevets-logiciels-39839198.htm
  10. Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, mai 2005, https://www.editionsladecouverte.fr/l_age_de_l_acces-9782707146083

[Cet article est paru dans le n° 35 de septembre 2021 de Convictions, le bulletin de l’association MichelRocard.org, pp. 5-8]

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